Communiquer avec les invisibles
Communiquer avec les invisibles
Comment avez-vous rencontré le personnage de Tituba, et que représente-t-elle pour vous ?
Je ne la considère pas comme un personnage mais comme quelqu’un qui a bel et bien existé parce qu’on en a une trace, même si elle se résume à une phrase, dans les minutes d’un procès en sorcellerie à Salem. Je l’ai d’abord rencontrée par le livre Moi, Tituba sorcière noire de Salem de Maryse Condé qui est elle-même partie de cette transcription du procès et qui a développé une fiction autour de cette figure. Les seules traces de son existence tiennent en quelques mots : Tituba, sorcière noire de Salem. Que signifie-t-elle pour moi ? Une multitude de choses, et d’abord la résistance. Son existence était vouée à l’anéantissement, à la disparition, puisqu’elle a vécu à une époque où il n’était bon d’être ni femme, ni femme noire, ni femme née d’une mère esclave. Tout pousse à penser que son existence était effaçable. Pour moi, ce que Maryse Condé a réalisé, c’est de renouer avec des traces. Cela représente une résistance à l’oubli, de Tituba en particulier, mais aussi de bien d’autres femmes vouées à la disparition.
L’avez-vous imaginée physiquement ? Vous êtes-vous fait un portrait d’elle ?
J’ai bien sûr été profondément influencée par le livre de Maryse Condé qui suggère une personnalité ample et multiple. Oui, je l’ai rêvée, imaginée, je me suis liée à elle, elle m’habite. Pour moi, elle est clairement une femme racisée, je l’imagine forte, belle, gaie aussi. Elle a été élevée par cette figure de Man Yaya qui lui a transmis la mission et l’art de la guérison, les secrets des plantes et l’interprétation des signaux que le monde nous envoie. Je l’imagine très attentive, une femme connectée au monde, et au-delà de la couleur de sa peau, je vois une femme antillaise, un mélange d’histoires, liée à une figure de femme africaine, habitée par un corps diasporique, une féminité liée à la dispersion du peuple africain. En même temps, je la relie à mon histoire, à l’histoire des femmes qui m’ont marquée, qui m’ont élevée, dont mes grands-mères, dont ma mère. J’essaie de créer un lien à elle qui soit à la fois physique, spirituel, philosophique et politique.
Après cette rencontre avec le personnage, comment l’idée du projet est-elle née ?
En 2021, j’ai été invitée par Maxime Fleuriot, directeur artistique de l’ADN Dance Living Lab, à créer au Théâtre national de Chaillot un spectacle en binôme artiste-philosophe. Or quelque temps plus tôt j’avais découvert la pensée de la philosophe Elsa Dorlin, et, passionnée par ses écrits, je l’avais rencontrée personnellement et lui ai proposé de travailler avec moi. Elsa Dorlin m’a alors confié un texte qu’elle avait écrit pour Yale Studies – Moi, toi, nous... : Tituba ou l’ontologie de la trace – à partir duquel j’ai créé une performance d’une dizaine de minutes, sur une composition du musicien Khyam Allami. Avec le temps, j’ai souhaité accorder plus d’espace aux échanges de notre trio autour de la thématique de la trace retrouvée et de la figure de Tituba, et de développer la performance en une plus grande forme.
« Le cœur de la recherche a été de trouver des formes pour nos questions : qu’est-ce que la résistance ? Qu’est-ce qu’une archive ? Que sont les vies archivables ? »
Comment avez-vous travaillé cette chorégraphie narrative que vous-même qualifiez d’archive incarnée ?
Je suis partie des textes de Maryse Condé et d’Elsa Dorlin et de leur relecture en compagnie de Khyam Allami. J’avais choisi des extraits qui allaient à la fois inspirer la musique et la chorégraphie. Le cœur de la recherche a été de trouver des formes pour nos questions : qu’est-ce que la résistance ? Qu’est-ce qu’une archive ? Que sont les vies archivables ? Et les vies auxquelles on refuse la dignité d’être, de figurer dans les archives administratives ? Qu’est-ce qu’être traçable ? Ou de refuser d’être tracé parce qu’il y a bien sûr une forme de résistance qui commande la clandestinité. Nous avons intensément bataillé avec ces questions et, avec Khyam Allami, avant même de me pencher sur la chorégraphie pure, nous avons travaillé l’univers sonore, profondément lié à cette question d’archive : au fond, comment cette pièce deviendra elle-même une archive vivante ? Quant à la chorégraphie, elle a soulevé d’autres interrogations. Vers où se mouvoir ? Est ? Ouest ? Nord ? Sud ? Il y a ces indications dans le texte de Maryse Condé, mais aussi sur ce que je mets en lumière et ce que je choisis de laisser dans l’ombre. Comment communiquer avec les invisibles pour paraphraser le dernier paragraphe du texte d’Elsa Dorlin ? Tituba nous permet de communiquer avec les invisibles. Avec quel langage ? Comment rendre hommage aux personnes à la marge tout en étant au centre ? La chorégraphie a été travaillée à partir de ces repères spatiaux et philosophiques !
Est-ce que vous vous inspirez de la danse traditionnelle rwandaise dans vos créations ?
Je pense que cela a toujours été présent de manière plus ou moins implicite dans mes pièces. Et pour cette chorégraphie en particulier, j’ai revisité les danses qui m’ont été enseignées quand j’étais jeune, au Rwanda. J’avais besoin qu’il y ait la trace de ces danses-là. Elles ressurgissent aujourd’hui, hybridées, dans mon corps. Ce que j’articule dans le spectacle, c’est à la fois ce que j’ai tiré des écrits, de la musique, mais aussi de mes racines, de mon propre vécu. Cet apprentissage qui est le mien et qui transparaît dans tout, dans les mathématiques, dans la littérature rwandaise, dans l’architecture, dans la poésie, tout cela vient jouer en moi dans la chorégraphie de Toi, moi, Tituba…
« J’avais besoin de me sentir régénérée après chaque performance car j’aborde un sujet lourd de sens, qui me demande de mobiliser une grande énergie physique. Dans la composition de sa musique, je trouve cette régénérescence. »
Qu’est-ce qui vous a déterminée dans le choix de Khyam Allami, musicien britannique d’origine irakienne, qui vous accompagne sur scène, au style a priori décalé par rapport à votre sujet ?
Je ne dirais pas que sa musique est décalée, bien au contraire. Je travaille toujours avec des musiciens et des compositeurs électro-acoustiques, ce type d’univers sonore et de résonance musicale s’inscrit tout à fait dans le sillon de ce que je pratique depuis une dizaine d’années. Au-delà de notre rencontre qui était très forte humainement et artistiquement, Khyam Allami travaille une forme de musique qui s’émancipe, qui décentre et met de côté la musique occidentale. Il crée un autre noyau, d’autres tonalités, il compose une musique qui vient, dirais-je, de la diaspora. Khyam Allami est né à Damas, de parents irakiens, il a grandi en Angleterre et vit maintenant à Berlin. Il est très sensible à ces questions de traçabilité, d’archivage des musiques autres, il était évident pour lui de travailler sur le thème de l’archive vivante. Je lui ai dit que j’avais besoin de me sentir régénérée après chaque performance car j’aborde un sujet lourd de sens, qui me demande de mobiliser une grande énergie physique. Dans la composition de sa musique, je trouve cette régénérescence. Il y a là une vitalité et une réactivité de l’instant, et cela est lié à l’endroit d’où Khyam Allami compose : il est à la fois dans la mémoire et dans l’instant présent.
Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en mars 2024.